Au début, ce titre semble si incongru qu’il est difficile de se le remémorer. Ah, si, il fait allusion au défunt Empire britannique. Ce bateau qui porte ce nom, est une réminiscence de gloires passées, de traversées qui furent élégantes et à bord duquel les passagers sont censés passer du bon temps et s’amuser.
Mais après la traversée du livre pour nous lecteurs, ce bateau prend un autre sens. En littérature américaine, on aurait employé le terme des frontières, plus précisément de la nouvelle frontière.
Or ce qui va se déployer, c’est un nouvel empire, disons plutôt un monde nouveau aux frontières poreuses, notre époque qui vogue tant bien que mal avec la question des migrants et aussi de la rencontre avec l’Autre, celui qui est culturellement différent de moi. Grâce à trois protagonistes, trois jeunes gens, venus de trois continents pour travailler sur ce bateau et se rencontrer par hasard au cours de la longue traversée.
A vingt ans, ils ont tous trois vécu un drame familial. Gaspard, le Genevois, Raffy, l’Américain dont le père était d’origine arménienne et Ali, qui a été forcé de quitter l’Afghanistan. Ils se rencontrent, avec la force d’improvisation de la jeunesse. Ils se heurtent, ils se parlent, se découvrent, et représentent l’espoir certain mais fragile de l’avenir.
Pour tous ceux d’entre nous qui sommes parents, le parcours de la paternité/maternité est un long parcours. Avec l’auteur, on se revoit au temps des naissances, ayant soudain bifurqué vers l’être-bébé comme préoccupation unique. L’auteur est souvent d’une ironie mordante, sans pitié, quand il décrit des tendances sociales genevoises ou américaines. Il n’a aucune illusion sur ce que serait la « bonté » de l’être humain. On ne naît pas Arménien pour rien.
Ces jeunes grandissent, ont besoin de prendre leurs marques, s’en vont et, sauf Ali, ont un regard très critique envers leurs parents. C’est un tour de force. Etre porté par les vies, les tourments des adultes et puis, être remis en question quelques chapitres plus loin par le regard souvent impardonnable des enfants.
L’écriture de Harry Koumrouyan s’inscrit dans un réalisme classique, qui facilite la description sans fard, souvent féroce, d’un groupe social. Mais la trilogie, les trois histoires nous font entendre trois instruments différents, isolés mais reliés, à l’intérieur de ces récits. Qui vont se détacher peu à peu et être à eux seuls le début d’une nouvelle aventure humaine, tournée vers des horizons nouveaux, on l’espère.
A partir d’une adoption qui n’a pas eu lieu, le nom projeté de l’enfant, Ali, revient à travers le jeune Afghan. Le vide, la douleur, sont compensés, autant que faire se peut, par l’écriture. Et la description de la famille Maunoir de Genève met en lumière le principe de répétition du malheur de génération en génération dans une expression extraordinaire (p.82, 1er§) Principe que j’ai entendu développer par un ami psychanalyste à partir d’exemples concrets.
Enfin quelques phrases qui illustrent la philosophie de l’auteur : « c’était à la fois essentiel est dérisoire » (p.38)
« Chaque essai suscite un espoir, chaque espoir une désillusion » p.69
Beaucoup d’oxymores. On peut désirer, vouloir mais on ne peut oublier simultanément que le temps aura passé et détruit ce qui était, ou semblait être destiné à durer. Les personnages vivent avec force leur instant présent, mais la voix de l’auteur laisse entendre l’aléatoire.